La preuve par et contre les entreprises

Charlotte De Braekeleer

Le présent article a pour objectif de tracer les grandes lignes du nouveau droit de la preuve entre entreprises suite à l’entrée en vigueur le 1er novembre 2020 de la loi du 13 avril 2019 portant création d’un Code civil et y insérant un livre 8 « La preuve ».

Principe général : Le régime de la preuve libre

L’article 8.11 du nouveau Code civil dispose que :

« §1 Contre des entreprises ou entre entreprises, telles que définies à l’article I.1, alinéa 1er, du Code de droit économique, la preuve peut être apportée par tout modes de preuve, sauf exception établie pour des cas particuliers.

La règle énoncée à l’alinéa 1er ne s’applique pas aux entreprises lorsqu’elles entendent prouver contre une partie qui n’est pas une entreprise. Les parties qui ne sont pas une entreprise qui souhaitent prouver contre une entreprise peuvent utiliser tous modes de preuve.

La règle énoncée à l’alinéa 1er ne s’applique pas non plus, à l’égard des personnes physiques exerçant une entreprise, à la preuve des actes juridiques manifestement étrangers à l’entreprise ».

La preuve libre est celle qui « peut être apportée par tous modes de preuves », soit la preuve par écrit signé, la preuve testimoniale, la preuve par présomptions de fait, l’aveu, le serment ainsi que les modes de preuve relatif à la société numérique. A l’inverse, la preuve réglementée exige la preuve d’un écrit signé pour l’acte juridique portant sur une somme ou une valeur égale ou supérieure à 3 500,00  €.

Sous l’ancien régime, le principe de la preuve libre s’appliquait aux « engagements commerciaux », soit aux engagements résultant d’actes réputés commerciaux par les articles 2 et 3 du Code de commerce. Le régime de la preuve dépendait du caractère de l’acte à prouver et non de la qualité de la personne contre laquelle la preuve devait être rapportée.

Avec l’entrée en vigueur de l’article 1348bis dans l’ancien Code civil, le législateur a profondément remanié le régime dans la mesure où c’est la qualité de la partie contre laquelle la preuve est apportée qui est devenue déterminante.

Le nouvel article 8.11 n’apporte pas de grandes innovations et reprend en substance le contenu de l’article 1348bis de l’ancien Code civil. Trois cas de figures sont envisagés :

  • celui où la preuve est apportée par une entreprise contre une entreprise (alinéa 1er du nouvel article 8.11).

    Le régime de la preuve est libre.
  • celui où la preuve est apportée par une entreprise contre une partie qui n’est pas une entreprise (alinéa 2 du nouvel article 8.11).

    Les actes passés entre une entreprise et une partie non-entreprise sont dits mixtes. En présence de ceux-ci, l’entreprise doit avoir égard au régime de la preuve réglementée et ne peut bénéficier du régime de la preuve libre.
  • celui où la preuve est apportée par une partie qui n’est pas une entreprise contre une entreprise (alinéa 2 du nouvel article 8.11).

    Il s’agit toujours du régime des actes mixtes mais dans cette hypothèse la partie non-entreprise bénéficie du régime de la preuve libre.

Il existe également le cas particulier de la personne physique qui exerce une entreprise (alinéa 3 du nouvel article 8.11). Cette dernière peut bénéficier de la protection du régime de la preuve réglementée, et ce pour autant que deux conditions soient remplies : (i) il faut être une personne physique qui exerce une entreprise, c’est-à-dire ne pas être une personne morale et (ii) l’acte juridique doit être manifestement étranger à l’activité de l’entreprise, autrement dit il doit s’agir d’un acte à finalité privée.

Une nouveauté a tout de même été apportée par l’article 8.11 du nouveau Code civil. En effet, le nouvel article précise que « la preuve peut être apportée par tout modes de preuve, sauf exception établies pour des cas particuliers » (alinéa 1er). Auparavant, l’article 1348bis de l’ancien Code civil indiquait uniquement que « la preuve peut être apportée par tous les moyens de droit, sauf si la loi en dispose autrement ». A présent, la preuve ne sera pas libre :

  • lorsque l’écrit est obligatoire pour pouvoir prouver (par exemple, en présence de contrats d’assurance) ;
  • lorsque l’écrit est obligatoire comme condition de validité ou d’opposabilité aux tiers ou encore comme protection de la partie faible ;
  • lorsque l’acte juridique est mixte (deuxième cas de figure);
  • lorsque l’acte juridiques manifestement étranger à l’entreprise de la personne physique qui exerce une entreprise (cas particulier).

Les modes spécifiques de preuve

La preuve par la comptabilité

Celle-ci a également fait l’objet de modification.

L’article 8.11 du nouveau Code civil prévoit que :

« § 2 La comptabilité d’une entreprise n’a de force probante contre une autre entreprise que si les mentions de la comptabilité des deux parties sont concordantes. Dans tous les autres cas, le juge apprécie librement la valeur probante de la comptabilité.
La comptabilité d’une entreprise n’a pas de force probante contre des personnes qui ne sont pas des entreprises.

La comptabilité d’une entreprise peut être invoquée contre cette entreprise. Cette comptabilité ne peut être divisée contre l’entreprise, sauf si elle n’est pas tenue régulièrement.
 
§ 3. Le juge peut, sur demande ou d’office, au cours d’un procès ordonner la production de tout ou partie de la comptabilité d’une entreprise concernant le litige à examiner. Le juge peut en outre imposer des mesures afin de garantir la confidentialité des pièces concernées ».

Auparavant, la comptabilité devait être régulièrement tenue pour pouvoir être admise par le juge et faire preuve entre commerçants. A présent, il suffit que les mentions des comptabilités des deux entreprises correspondent pour pouvoir avoir une force probante. Par conséquent, une comptabilité même irrégulière d’une entreprise dont les mentions correspondent avec celles de l’autre entreprise a une force probante.

Le pouvoir d’appréciation du juge a également été modifié. En effet, avant la réforme, si la comptabilité était régulière, le juge pouvait l’admettre comme preuve mais sous l’empire de la nouvelle loi et pour autant que les mentions de la comptabilité concordent, le juge doit en tenir compte comme mode de preuve. Le juge n’a dès lors plus aucun pouvoir d’appréciation.
L’article 8.11 du nouveau Code civil précise, toutefois, à l’alinéa 2 que ce mode de preuve ne peut être invoquée contre « des personnes qui ne sont pas des entreprises ». Cela est, en réalité, tout à fait normal dans la mesure où celles-ci ne doivent pas tenir de comptabilité.

L’entreprise qui invoque sa comptabilité doit, par ailleurs, être certaine que celle-ci ne desservira pas ses prétentions. En effet, l’alinéa 3 du nouvel article 8.11 prévoit expressément que cette comptabilité ne peut être divisée. A cet égard, le projet de loi du 31 octobre 2018 portant insertion du livre 8 « la preuve » dans le nouveau Code civil précise que « la comptabilité peut toujours être utilisée contre l’entreprise comme une forme d’“aveu”. L’indivisibilité de l’“aveu” qui se cache dans la comptabilité signifie notamment qu’il doit être tenu compte des écritures temporaires, provisions, mentions marginales, etc. ».

Si les mentions des comptabilités des deux parties ne concordent pas, celles-ci n’auront par contre pas la force probante consacrée par l’article 8.11 du nouveau Code civil et le juge devra apprécier librement leur valeur probante en tenant compte notamment de leur caractère régulier ou non. Dans un tel cas, la comptabilité aura un caractère divisible en sorte que seules certaines mentions pourront être considérées comme des aveux.

L’alinéa 4 du nouvel article 8.11 modifie la procédure de production d’une comptabilité en ce que le juge peut dorénavant ordonner « la production de tout ou partie de la comptabilité d’une entreprise », pour autant que celle-ci concerne le litige dont il est saisi. Il n’est dès lors plus restreint par la communication de la comptabilité que dans « les affaires de succession, communauté, partage de société été en cas de faillite ».

Enfin, le juge peut imposer des mesures pour protéger le secret d’affaire de la comptabilité produite.

La preuve par la facture acceptée

Ce mode de preuve a été précisé par le nouvel article 8.11 en ces termes :

« § 4. Sauf preuve contraire, une facture acceptée par une entreprise ou non contestée dans un délai raisonnable fait preuve contre l’entreprise de l’acte juridique allégué.

Une facture non contestée par une personne qui n’est pas une entreprise ne peut être considérée comme acceptée, sauf si cette absence de contestation constitue un silence circonstancié. Une facture acceptée, expressément ou tacitement, par une personne qui n’est pas une entreprise constitue une présomption de fait. Est nulle toute convention qui déroge aux règles du présent alinéa, conclue avant la naissance du litige »

La facture entre entreprises

Le nouveau régime de la preuve applicable à la facture entre entreprises est quasiment identique à celui qui était prévu par l’ancien article 25, alinéa 2, du Code de commerce.

Le législateur a cependant apporté plusieurs clarifications par rapport à l’ancien régime.

Tout d’abord, il a suivi la position de la doctrine qui considérait :

  • qu’ « afin d’assurer la rapidité et la sécurité des échanges commerciaux, c’est au commerçant qu’incombe l’obligation de contester une facture inexacte (…). Cette obligation est une conséquence de la signification positive donnée entre commerçants au silence à la réception de documents, correspondance, etc. En principe, une absence de protestation devra être interprétée comme une acceptation » ;
  • que « l’acceptation peut être expresse. Elle peut résulter d’une mention apposée sur la facture, d’un courrier ou de tout autre comportement du débiteur qui manifeste explicitement son acceptation. Elle peut également être tacite et résulter du paiement sans réserves, voire de l’absence de contestation par le débiteur. Le problème provient toutefois de ce que le silence, en lui-même, est équivoque : « s’il y a des approbations tacites, il y a aussi des réprobations muettes et des silences prudents ». Il est donc généralement requis que le silence soit « circonstancié », c’est-à-dire s’inscrive dans un contexte qui lui donne une signification claire. Toutefois, cette règle n’est appliquée de manière absolue qu’à l’égard des non-commerçants. En effet, entre commerçants, il existe un usage selon lequel on ne peut créer chez son correspondant la fausse impression qu’une facture est acceptée alors qu’elle ne l’est pas. Toute facture ou toute correspondance qui est désapprouvée par son destinataire doit donc faire l’objet d’une réaction rapide. Le délai de protestation est fonction des circonstances (une facture peut demander des vérifications avant toute réaction) mais peut être réglé contractuellement. On a donc tendance à considérer qu’en matière commerciale, le silence, même non entouré d’un contexte qui lui donne une coloration particulière, suffit à donner l’apparence de l’acceptation de la facture » .

A présent, le nouvel article prévoit que la facture non contestée par une entreprise dans un délai raisonnable est pourvue d’une force probante. L’entreprise qui n’a pas contesté par écrit la facture devra alors tenter de prouver qu’elle avait émis en temps utiles des constations verbales ou que son silence n’était pas constitutif d’une acceptation, ce qui, en pratique, s’avérera très difficile à réaliser.

Ensuite, le législateur a précisé que la force probante de la facture acceptée ou non contestée est une présomption réfragable. Par conséquent, la preuve du contraire peut être rapportée.

Enfin, ce mode de preuve est étendu à tous les actes juridiques sur lesquels la facture pourrait porter et donc plus seulement aux achats et ventes.

La facture entre non-entreprises

En principe, la non-contestation d’une facture par une personne qui n’est pas une entreprise ne vaut pas acceptation de celle-ci.

Par exception à ce principe, la facture pourra être considérée comme ayant été acceptée en cas de silence circonstancié. Le projet de loi du 31 octobre 2018 portant insertion du livre 8 « la preuve » dans le nouveau Code civil définit le silence circonstancié comme celui qui est « entouré d’un contexte qui lui donne une signification claire ». Le silence pourrait également valoir comme aveu, si toutes les conditions pour que tel soit le cas sont remplies.

La loi indique cependant que l’acceptation de la facture (expressément ou tacitement par le silence circonstancié) n’a valeur que de présomption de fait « soumise à l’appréciation du juge » .

Le nouvel article 8.11, § 4, alinéa 2 du nouveau Code civil est impératif en sorte que toute convention y dérogeant avant la naissance du litige est nulle. Ce faisant, cet article est une exception à l’article 8.2. du nouveau Code civil, qui prévoit que « sauf les définitions prévues dans le présent livre et hormis le cas où la loi en dispose autrement, toutes les règles du présent livre sont supplétives ».


1 Article 8.8 du nouveau Code civil.
2 G. Fruy et L. Debroux, « La preuve contre les entreprises », La réforme du droit de la preuve, CUP, vol. 193, Liège, Anthemis, 2019, p. 166.
3 Article 8.9 du nouveau Code civil.
4 X. Dieux, « La preuve libre en droit commercial belge », La preuve en droit privé : quelques questions spéciales, Bruxelles, Larcier, 2017, p. 11.
5 M. Mourlon Beernaert, « La preuve en matière civile et commerciale », Pratique du droit n°72, Waterloo, Kluwer, p. 13.
6 G. Fruy et L. Debroux, « La preuve contre les entreprises », La réforme du droit de la preuve, CUP, vol. 193, Liège, Anthemis, 2019, p. 158.
7 G. Fruy et L. Debroux, « La preuve contre les entreprises », La réforme du droit de la preuve, CUP, vol. 193, Liège, Anthemis, 2019, p. 163 et 164.
8 G. Fruy et L. Debroux, « La preuve contre les entreprises », La réforme du droit de la preuve, CUP, vol. 193, Liège, Anthemis, 2019, p. 167 à 169.
9 Article 20 du Code de commerce.
10 Projet de loi du 31 octobre 2018 portant insertion du livre 8 « la preuve » dans le nouveau Code civil, exposé des motifs, Doc. Parl., n°54/3349/001, p. 22.
11 G. Fruy et L. Debroux, « La preuve contre les entreprises », La réforme du droit de la preuve, CUP, vol. 193, Liège, Anthemis, 2019, p. 170.
12 G. Fruy et L. Debroux, « La preuve contre les entreprises », La réforme du droit de la preuve, CUP, vol. 193, Liège, Anthemis, 2019, p. 170.
13 Projet de loi du 31 octobre 2018 portant insertion du livre 8 « la preuve » dans le nouveau Code civil, exposé des motifs, Doc. Parl., n°54/3349/001, p. 23.
14 Projet de loi du 31 octobre 2018 portant insertion du livre 8 « la preuve » dans le nouveau Code civil, exposé des motifs, Doc. Parl., n°54/3349/001, p. 23.
15 Projet de loi du 31 octobre 2018 portant insertion du livre 8 « la preuve » dans le nouveau Code civil, exposé des motifs, Doc. Parl., n°54/3349/001, p. 23 et G. Fruy et L. Debroux, « La preuve contre les entreprises », La réforme du droit de la preuve, CUP, vol. 193, Liège, Anthemis, 2019, p. 172.
16 Article 21 du Code de commerce.
17 G. Fruy et L. Debroux, « La preuve contre les entreprises », La réforme du droit de la preuve, CUP, vol. 193, Liège, Anthemis, 2019, p. 173.
18 G-L. Ballon, E. Dirix (dir.), La facture et autres documents équivalents, Waterloo, Kluwer, 2011, p. 132.
19 D. Mougenot, « L’acceptation de la facture en matière commerciale », J.T., 2010, p. 2.
20 Projet de loi du 31 octobre 2018 portant insertion du livre 8 « la preuve » dans le nouveau Code civil, exposé des motifs, Doc. Parl., n°54/3349/001, p. 23.
21 Article 8.11, §4, alinéa 1er,  du nouveau Code civil.
22 G. Fruy et L. Debroux, « La preuve contre les entreprises », La réforme du droit de la preuve, CUP, vol. 193, Liège, Anthemis, 2019, p. 176.
23 Projet de loi du 31 octobre 2018 portant insertion du livre 8 « la preuve » dans le nouveau Code civil, exposé des motifs, Doc. Parl., n°54/3349/001, p. 24.
24 Projet de loi du 31 octobre 2018 portant insertion du livre 8 « la preuve » dans le nouveau Code civil, exposé des motifs, Doc. Parl., n°54/3349/001, p. 24.
25 Projet de loi du 31 octobre 2018 portant insertion du livre 8 « la preuve » dans le nouveau Code civil, exposé des motifs, Doc. Parl., n°54/3349/001, p. 24.